Ecrire le regard : Joël Frémiot

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technique mixte sur toile libre

Entre l'être et sa rature la peinture comme balisage du gouffre.

A propos de J. FREMIOT

Comme on inscrit une dernière protestation, comme on dépose, à la fin, avec les moyens du bord, un témoignage pour l'archéologue futur ou le découvreur de charnier, trace ultime que là, même malade, la conscience a été, Joël Frémiot peint.

II s'agit bien d'une procédure d'urgence. Plus de temps à perdre avec des enjolivements. Compte seul d'inscrire l'essentiel : désigner l'ina nité des choses et la béance du vide.

Sur la toile des formes affleurent poussent ou tombent, chlorotiques nervures de l'être ou marques hideuses. Et l'on ne sait si elles naissent ou se décomposent. Contours affirmés comme des plaies et raturés en biffures. L'acte de peindre se réduit parfois au dépôt de l'accident, de la fente, du trait négateur. Lente dissolution en désagrégations distraites. Regrets même d'avoir ébauché (les blancs aussi rongent et menacent de faire basculer). Et la vanité désormais de tracer un champ clos, de parfaire une limite, un achèvement. OU BIEN la forme se rétrécit, se crispe, plus menaçante peut-être de se sentir étriquée.

Ainsi, de toile en toile, la "tentation d'exister" apparaît comme une expérience avortée, une erreur de conduite. Puis ratiociner cet ava tar. Arriver à la limite de l'illusion ou du néant mais continuer plus près du gouffre. Sans code ou contexte ou l'appui d'une conclusion possible : l'imminence de la fin s'éternise. On est toujours à la limite de l'effacement et de la chute mais retenu par l'écart infime de ce qui peint.

On crut faire triompher le péremptoire et l'his ­torique. Ce peint ramène au doute classique, plus tragiquement résumé par un «je peins donc je perds ». Frémiot peint comme on court au désastre, la lumière abolie, à ne désigner que l'abîme.

Mais sa peinture dépasse son propre manque. Verra-t-on (l'autre qui regarde) au bout du compte que cette plastique de l'échec, de l'eff ondrement et de l'absence, ce gargouillis déri soire, marque une force implacable, l'aboutissement de ce qu'il faut bien appeler une ascèse? On est allé si loin dans le refus et l'éli m ination, dans l'acuité de la conscience, par le seul acte de peindre, que cette économie du pas grand-chose rejoint au-delà de tout actuel, quelques-uns des balbutiements intéressants de l'humanité. Je pense Mallarmé regardant le dessin d'un vieux mage et disant : "Il sait que son art est une imposture mais il a aussi l'air de dire : c'eût été la vérité."

Christian Perrier 1984 Paru dans le numéro 4 de la Revue ICI et LA Printemps 84